Une histoire des mesures de la décarbonation
Le GIEC à l’origine de tout
On mesure la décarbonation (et on parle de « comptabilité carbone ») dans des contextes très variées et à propos de méthodes très différentes.
Un point de départ est la création du GIEC en 1988 (Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat), suivie en 1994 par la Convention cadre des Nations Unies sur les changements climatiques, dont les pays participants se réunissent une fois par an dans des COP (Conference of the parties). La troisième COP en 1997 a vu la signature du Protocole de Kyoto : premier accord international fixant un objectif de décarbonation à chaque pays signataire et à l’Europe.
Les scientifiques du climat ont en effet réussi à faire un lien entre le déséquilibre du climat et celui des gaz à effet de serre dans l’atmosphère. Ils ont su définir une mesure universelle de poids commune à tous les gaz à effets de serre : le kilo d’équivalent CO2. Cette mesure est devenue un standard international et on parle en abrégé de « carbones ».
Depuis, le lien entre climat et carbones fait par le GIEC a été étendu aux principaux déséquilibres environnementaux et notamment ceux du cycle de l’eau et de l’extinction des espèces (biodiversité).
Décarboner, donc mesurer les performances de décarbonation
Le Protocole de Kyoto fixe des engagements nationaux à « décarboner » : améliorer d’année en année l’impact du territoire sur l’équilibre des carbones dans l’atmosphère. Et on cherche depuis 1997 une mesure fiable de la performance de décarbonation des différents acteurs dont le total donne ce que mesurent les scientifiques.
On n’y est pas encore parvenu, en dépit de grands progrès depuis 25 ans.
-C’est au niveau des produits que les choses ont le plus progressé. Des protocoles de comptage ont repris des normes de 1996 de gestion environnementale (normes ISO 14000) et qui reposent sur une Analyse du cycle de vie (ACV). Elles recensent au long de la vie des produits les flux physiques de matière et d’énergie, et donc ceux de carbones. De type monographique, elles sont lourdes et ne permettent pas de suivre et vérifier en continu les performances de tous les poids et donc n’aident pas la plupart des acheteurs.
-Au niveau des organisations des protocoles de comptage de l’empreinte carbone des organisations se sont mis en place, notamment autour du Protocole GHG, créé en 2001, ou du Protocole Bilan carbone créé en 2002 par l’ADEME. Elles ont la même approche monographique que les ACV qu’elles utilisent avec le même handicap. Surtout, elles ne mesurent pas la performance de décarbonation d’une organisation d’une année sur l’autre.
Les organisations utilisent également des méthodes de comptabilité des organisations dites multi capital, comme la comptabilité en Triple capital ou la méthode Care, permettent à l’entreprise une mesure plus large de ses performances en ajoutant un capital naturel et un capital social au capital financier. Leur handicap est une certaine complexité de mise en œuvre.
-Les ménages, qui ne tiennent pas de comptabilité, bénéficient de calculateurs génériques, qui les aident peu dans leurs décisions concrètes, comme pourrait le faire un poids en carbones sur les produits entre lesquels ils choisissent, ou un résultat de décarbonation sur des placements, à côté des performances en argent.
-Les pouvoirs publics manquent des mesures pour optimiser leurs interventions de décarbonation, qu’il s’agisse d’efficacité ou d’équité, d’où différentes initiatives souhaitant une amélioration des mesures des performances de décarbonation des produits et des organisations. C’est le cas notamment de la méthode du compte carbone ou les méthodes de taxation du carbone comme le Climate citizens lobby, ou la Taxe sur le Carbone Ajouté.
Au niveau des territoires, l’absence de mesures de performances des organisations empêche de mesurer la performance de décarbonation du territoire. Des enquêtes de terrain collectent des mesures d’émission directe, mais on reste loin d’une mesure fiable qui additionne la performance de décarbonation des différents acteurs pour obtenir ce que mesurent les scientifiques.
La naissance de l’idée de « compter les carbones comme l’argent »
L’idée est apparue en parallèle dans plusieurs pays, de s’inspirer des méthodes des comptables pour tracer les coûts pour mesurer la décarbonation.
En Suisse, Jacques André Eberhard créateur et dirigeant de société informatique Open Net a eu l’idée en 2021 de transposer les logiciels comptables monétaires aux carbones (voir une présentation vidéo). Le projet s’est étendu en 2023 aux collectivités locales autour de Benoit Chambourdon et de MycityCO2.
Au Royaume Uni et aux Etats-Unis, les professeurs Karthik Ramanna et Robert Kaplan ont publié en novembre 2021 dans la Harvard Business Review une méthode baptisée l’E-liability qui réplique pour les carbones la méthode de mesure et de vérification des coûts des produits par collaboration des comptables et des contrôleurs de gestion le long des chaines de facturation. La méthode permet de calculer l’émission de n’importe quel produit ou service. La méthode est accessible à travers le E-liability Institute d’Oxford.
En France, la même idée de collaboration le long des chaines de facturation est apparue indépendamment en 2022 autour d’échanges entre François Meunier et un groupe de bénévoles de Réconcilions-nous ! (R !). En témoigne l’article de François Meunier, les publications de R ! (2050 : Succès de la Trajectoire climatique française !) et la création de Carbones sur factures, une communauté dédiée à cette idée d’utiliser la facture pour faire circuler les poids d’amont en aval. L’année 2023 a vu se multiplier les références à cette approche : dans des tribunes (tribune des Echos signée par Jérôme Cazes, Alain Grandjean, Emmanuel Millard, François Meunier et Katheline Schubert, tribune signée par Emmanuel Millard et François Stagier) ; dans La comptabilité carbone généralisée, une publication de François Meunier pour l’institut Messine ; dans différents articles dans la revue Variances signés par les mêmes et par Alain Minczeles, José-Luc Leban et Jean-Marc Béguin ; dans une communication sur Carbones sur factures d’Anne Beaufumé au colloque 2023 du CNIS Mesurer la transition écologique. L’approche est saluée positivement par le rapport Pisani-Ferry Mahfouz de France Stratégie pour le premier ministre et dans une publication de l’Insee de Sylvain Larrieu sur les statistiques qui accompagnent la transition climatique.
La comptabilité élargie aux carbones
Au cours de l’année 2023, la méthode de calcul des poids s’est précisée, et il est apparu que la même approche (compter les carbones comme l’argent) permettait de mesurer les performances des organisations avec le résultat annuel de décarbonation d’une organisation (et du financement de cette organisation) et la valeur actuelle des résultats futurs de décarbonation d’un investissement.
En septembre 2023, la méthode prend sa forme actuelle comme comptabilité élargie aux carbones (ou en abrégé : comptabilité élargie).
La partie sur les poids des produits et les résultats annuels de décarbonation des organisations et de leurs financements est opérationnelle et peut s’appuyer sur des calculateurs gratuits (le volet « quantité » du résultat dépend de données publiques embryonnaires).
La partie sur la valeur des résultats de décarbonation future dépend de travaux encore à l’état d’ébauche sur le taux d’actualisation carbone. La partie sur les résultats annuels et futurs des territoires est à l’étude, y compris une comptabilité nationale élargie aux carbones.
L’apport de la comptabilité élargie aux méthodes actuelles de comptage des carbones
Les méthodes citées pour compter la décarbonation bénéficient toutes de la comptabilité élargie.
-Les protocoles de comptage des empreintes des produits et des entreprises sont repris dans leurs principes par la comptabilité élargie. Celle-ci leur apporte plus de simplicité, de comparabilité et de fiabilité, et elle donne aux protocoles d’empreinte d’organisation la mesure de performance annuelle qui leur manque.
-Les méthodes comme Triple capital ou Care voient la comptabilité élargie respecter leur approche de séparer le volet monétaire et le volet environnemental, et simplifient leur collecte d’informations grâce aux mesures de la comptabilité élargie.
-Les comptages des particuliers bénéficieront des outils qu’ils récupéreront, pour évaluer leurs achats, leurs investissements et leurs changements d’habitude de consommation.
-La mesure de la performance des territoires apportera aux accords internationaux et aux COP les mesures de suivi qui leur manquent.