Une histoire de la mesure comptable  environnementale

 

 

 

 

 

Le GIEC à l’origine de tout

Le point de départ de l’attention à la mesure des gaz à effet de serre, ou carbones, est la mesure par les scientifiques du lien entre ces gaz et le déséquilibre du climat (avec notamment l’article séminal de Jean Jouzel en 1987), puis la création du GIEC en 1988 (Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat), suivie en 1994 par la Convention cadre des Nations Unies sur les changements climatiques, dont les pays participants se réunissent une fois par an dans des COP (Conference of the parties).

Le besoin de mesures de performance est venu avec la troisième COP en 1997 qui a vu la signature du Protocole de Kyoto : premier accord international fixant un objectif de décarbonation à chaque pays signataire et à l’Europe. Qui dit objectif, dit suivi des performances.

Les scientifiques ont su définir une mesure universelle de poids commune à tous les gaz à effets de serre : le kilo d’équivalent CO2. Cette mesure est devenue un standard international et c’est ce qu’on vise quand on parle en abrégé de  « carbones ».

Depuis, le lien entre climat et carbones fait par le GIEC a été étendu aux principaux déséquilibres environnementaux et notamment ceux du cycle de l’eau et de l’extinction des espèces (biodiversité).

Décarboner, donc mesurer les performances de décarbonation

Puisque le problème vient de l’accumulation de carbones dans l’atmosphère, le Protocole de Kyoto fixe des engagements nationaux à « décarboner » c’est-à-dire à diminuer chaque année d’un certain poids le flux de carbones dus au pays et allant dans l’atmosphère.

On sait quels carbones sont liés à une émission directe, par exemple une voiture ou une chaudière qui brule un combustible carboné, et on peut donc mesurer tous les carbones émis par les acteurs d’un pays. Mais comment descendre à un niveau plus fin ?

Côté production, on a défini deux performances de décarbonation, l’une au niveau des produits, l’autre au niveau des entreprises

La mesure de la performance du produit, son poids en carbones

La performance du produit est le cumul des poids en carbones de toutes les émissions qui ont été nécessaires (en remontant l’arborescence des fournisseurs à l’origine du produit) pour aboutir au produit tel qu’il est livré au client.

La mesure des poids en carbones des produits avait démarré plus tôt avec des protocoles de comptage ont repris des normes de 1996 de gestion environnementale (normes ISO 14000) et qui reposent sur une Analyse du cycle de vie (ACV). Elles recensent au long de la vie des produits les flux physiques de matière et d’énergie, et donc ceux de carbones. Elles donnent de bons ordres de grandeur, mais elles souffrent du défaut des études monographiques : elles sont lourdes, trop lourdes pour être généralisables et annuelles ; compte tenu de la complexité infinie d’une arborescence de fournisseurs, elles doivent très vite dans la chaine faire des estimations à partir d’autres études monographiques, ce qui les rend trop souples pour donner des poids comparables d’un producteur à l’autre et donc imprécises pour converger vers les vrais poids.

La mesure de la performance du producteur, la variation de son empreinte

La performance du producteur est sa contribution à la décarbonation collective. On la mesure comme la variation de son empreinte carbone de producteur, c’est-à-dire la variation du poids de sa production.

L’essentiel des moyens de mesure a été à la performance du producteur, notamment à l’initiative des financiers, qui ont commencé de suivre dans le temps l’empreinte des entreprises qu’ils financent, avec l’idée que cela donnerait leur performance. Cette demande des financiers a été renforcée dans certains pays par les autorités (BEGES en France).

Des protocoles de comptage de l’empreinte carbone des organisations se sont mis en place, notamment autour du Protocole GHG, créé en 2001, ou du Protocole Bilan carbone créé en 2002 par l’ADEME. Elles ont la même approche monographique que les ACV qu’elles utilisent avec les mêmes handicaps. Surtout, elles ne mesurent pas la performance de décarbonation d’une organisation d’une année sur l’autre.

D’autres performances des producteurs

Les organisations utilisent également des méthodes de comptabilité des organisations dites multi capital, comme la comptabilité en Triple capital ou la méthode Care, permettent à l’entreprise une mesure plus large de ses performances en ajoutant un capital naturel et un capital social au capital financier. Leur handicap est la complexité de mise en œuvre.

La performance carbone des ménages

Les ménages, manquent de mesures de performances fiables et précises qui les aident dans leurs choix d’achat, dans leurs choix de produits d’épargne ou dans leurs choix de citoyens.

La performance carbone des pouvoirs publics

-Les pouvoirs publics manquent des mesures pour optimiser leurs interventions de décarbonation, qu’il s’agisse d’efficacité ou d’équité, d’où différentes initiatives souhaitant une amélioration des mesures des performances de décarbonation des produits et des organisations. C’est le cas notamment de la méthode du compte carbone ou les méthodes de taxation du carbone comme le Climate citizens lobby, ou la Taxe sur le Carbone Ajouté.

Au niveau des territoires, l’absence de mesures de performances des organisations empêche de mesurer la performance de décarbonation du territoire. Des enquêtes de terrain collectent des mesures d’émission directe, mais on reste loin d’une mesure fiable qui additionne la performance de décarbonation des différents acteurs pour obtenir ce que mesurent les scientifiques.

La naissance de l’idée de « compter les carbones comme l’argent »

Les défauts des méthodes de calcul monographiques sont apparus de plus en plus clairement, quand on a cherché à avoir une idée plus juste de l’empreinte de l’entreprise en ne comptant pas seulement ses émissions directes : l’énergie qu’elle brule (ce qu’on appelle le scope 1) et l’électricité qu’elle achète (le scope 2) ; mais en remontant, comme dans les analyses produit, aussi haut que possible dans la chaine de production.

L’idée est apparue en parallèle dans plusieurs pays, de s’inspirer des méthodes des comptables pour tracer les coûts des produits, pour mesurer la performance produit et en tirer la performance producteur (l’évolution de son empreinte).

En Suisse, Jacques André Eberhard créateur et dirigeant de société informatique Open Net a eu l’idée en 2021 de transposer les logiciels comptables monétaires aux carbones (voir une présentation vidéo). Le projet s’est étendu en 2023 aux collectivités locales autour de Benoit Chambourdon et de MycityCO2.

En France, la startup La Société Nouvelle propose un calculateur original permettant à n’importe quelle entreprise de calculer son empreinte carbone à partir de données tirées des tableaux Entrée Sortie de la Comptabilité Nationale.

Au Royaume Uni et aux Etats-Unis, les professeurs Karthik Ramanna et Robert Kaplan ont publié en novembre 2021 dans la  Harvard Business Review une méthode baptisée l’E-liability qui réplique pour les carbones la méthode de mesure et de vérification par les entreprises des coûts des produits, avec la collaboration des comptables et des contrôleurs de gestion le long des chaines de facturation. La méthode permet de calculer l’émission de n’importe quel produit ou service. La méthode est accessible à travers le E-liability Institute d’Oxford. Cette approche a engendré différents articles académiques importants, comme ceux de Ulf von Kalkreuth et de Stefan Reichenstahl.

En France, la même idée de collaboration le long des chaines de facturation des entreprises est apparue indépendamment en 2022 autour d’échanges entre François Meunier et un groupe de bénévoles de Réconcilions-nous ! (R !). En témoigne l’article de François Meunier, les publications de R ! (2050 : Succès de la Trajectoire climatique française !) et la création de Carbones sur factures, une communauté dédiée à cette idée d’utiliser la facture pour faire circuler les poids d’amont en aval. L’année 2023 a vu se multiplier les références à cette approche : dans des tribunes (tribune des Echos signée par Jérôme Cazes, Alain Grandjean, Emmanuel Millard, François Meunier et Katheline Schubert, tribune signée par Emmanuel Millard et François Stagier) ; dans La comptabilité carbone généralisée, une publication de François Meunier pour l’institut Messine ; dans différents articles dans la revue Variances signés par les mêmes et par Alain Minczeles, José-Luc Leban et Jean-Marc Béguin ; dans une communication sur Carbones sur factures d’Anne Beaufumé au colloque 2023 du CNIS Mesurer la transition écologique. L’approche est saluée positivement par  le rapport Pisani-Ferry Mahfouz de France Stratégie pour le premier ministre et dans une publication de l’Insee de Sylvain Larrieu sur les statistiques qui accompagnent la transition climatique.

La comptabilité élargie aux carbones

A la fin de l’année 2023, la méthode de calcul des performances de production est complète pour les entreprises et pour les banques, englobant les performances de poids et la décarbonation des producteurs (la variation de leur empreinte). Un article collectif précise la formule de calcul de la décarbonation, qui corrige les défauts de la mesure actuelle. L’ensemble est décrit comme une comptabilité élargie qui applique séparément les poids en carbones et des prix monétaires aux mêmes quantités, avec les mêmes méthodes. On parle plus généralement d’économie élargie puisque cette approche peut s’étendre de la production à la consommation, de la comptabilité des entreprises ou des collectivités publiques à la comptabilité nationale, à la gestion, à la finance, et finalement à l’ensemble de la microéconomie et de la macroéconomie.

L’apport de la comptabilité élargie aux méthodes actuelles de comptage des carbones

Les méthodes citées pour compter la décarbonation bénéficient toutes de la comptabilité élargie.

-Les protocoles de comptage des empreintes des produits et des entreprises sont repris dans leurs principes par la comptabilité élargie. Celle-ci leur apporte plus de simplicité, de comparabilité et de fiabilité.

-Les méthodes comme Triple capital ou Care voient l’économie élargie respecter leur approche de séparer le volet monétaire et le volet environnemental, et simplifient leur collecte d’informations grâce aux mesures de la comptabilité élargie.