François Meunier
ENSAE IPP, Paris. Ex-président de la DFCG, Association française des directeurs financiers et contrôleurs de gestion. francois.meunier@ensae.fr
Cet article est une version revue de deux textes antérieurs portant le même titre et parus respectivement sur Voxfi et sur la Lettre de Vernimmen.
Face au défi climatique, les entreprises commencent à mettre en place une comptabilité carbone de leur activité, entendue comme le décompte physique du carbone que leur production occasionne (leur empreinte carbone). Le FMI (2022) souligne l’absolue nécessité de renforcer le système de mesure du carbone si l’on veut une véritable action collective en matière climatique. Des normes ou taxinomies se mettent progressivement en place. La réglementation évolue. La France, par un décret paru le 1er juillet 2022[2], recommande désormais l’établissement et la publication d’un bilan des émissions de gaz à effet de serre (BEGES), associé à un plan de transition. La législation va très probablement aller vers une obligation.
Dans quelques secteurs d’activité bien identifiés (extraction d’énergie fossile, ciment, chimie, élevage…), faire un bilan carbone implique une évaluation de la production primaire de CO2 ou d’équivalent CO2, ce qui suppose une expertise et des audits techniques. Mais la quasi-totalité des entreprises du pays ne sont pas productrices primaires de carbone : le carbone qu’elles consomment dans leur production ne leur vient que des biens et services qu’elles achètent comme intrants qui, eux-mêmes, directement ou indirectement, contiennent du carbone.
La question vient alors : pourquoi cette information dont a besoin l’entreprise pour calculer son empreinte carbone ne leur viendrait-elle pas simplement (hors éventuelle production primaire) de ses fournisseurs, au travers des factures qu’elle reçoit d’eux ? Et à son tour, pourquoi ne passe-t-elle pas cette information par les factures qu’elle envoie à ses clients ? Généralisée, une telle pratique conduit à un système d’informations sur le contenu carbone des biens et services à la fois exhaustif, homogène, décentralisé et peu coûteux à terme ; de plus, un système qui reconnait pleinement la nature de bien public d’une telle information. En pratique, les comptables et les contrôleurs de gestion des entreprises prennent le relais des ingénieurs et techniciens et ne se reposent sur eux que pour le calcul des productions primaires de carbone et, comme on va le voir, pour l’amorçage du système[3].
On a là le principe de la comptabilité carbone universelle ou CCU. Grâce à elle, tous les acteurs de l’économie, entreprises, ménages et administrations, sont en mesure de connaître leur empreinte carbone par simple réception d’informations venant de tiers, sur la seule règle que toutes les entreprises présentent sur leurs factures-client la décomposition de leur bilan carbone.
Cette note soumet à discussion cette proposition. Elle en examine l’opportunité, les avantages et les coûts. Elle recense les points techniques à régler pour une telle mise en place : montée en régime du système, règles comptables, traitement des importations ou des services publics, etc., ainsi que les perspectives qu’ouvrent l’utilisation de la méthode.
Points clés
- La vigilance qu’exercent les acteurs économiques sur le contenu en carbone des biens et services qu’ils produisent et achètent est un levier majeur pour une économie bas carbone. Elle complète de façon indispensable les autres instruments à disposition dans le combat climatique : la tarification du carbone consommé, la réglementation qui en régule l’usage, les subventions aux énergies propres ou à la R&D, etc.
- Pour que cette vigilance soit possible, il faut que les agents disposent de leur empreinte carbone et pour cela de mesures raisonnablement fiables et peu coûteuses des contenus en carbone, directs et indirects, des biens et services achetés.
- Les méthodes de mesure actuelles par voie d’expertise sont indispensables pour le calcul des productions primaires de carbone. S’agissant du reste des biens et services, ces expertises sont encore non harmonisées et seront coûteuses si on devait les généraliser.
- Une méthode décentralisée, fiable, simple techniquement et à terme peu coûteuse consiste à imposer aux entreprises de mettre dans leurs factures-client ou dans leur information commerciale le contenu en carbone des biens et services vendus.
- De proche en proche, cette information irrigue tout le système économique. On propose dans cette note une approche pour qu’assez rapidement toutes les entreprises disposent de mesures comptablement précises des contenus carbone.
- Certaines normes comptables supplémentaires devront être édictées s’agissant des biens importés, des services publics non marchands, des biens faisant l’objet de recyclage et des biens d’équipement. Il est à relever que la comptabilité carbone s’établit en général en parallélisme complet avec la comptabilité ordinaire.
- Les analystes financiers et ESG poursuivront comme aujourd’hui l’élaboration de métriques utiles pour juger de la performance carbone. Par la CCU, ces métriques reposeront sur une information de base comptablement exacte.
I. Pourquoi une comptabilité carbone
Aujourd’hui, deux grandes classes d’instruments agissent sur les choix des acteurs économiques pour les inciter à réduire leurs émissions de CO2. Le premier procède par réglementation, quotas ou au contraire subventions, par exemple au travers des normes d’émission imposées aux constructeurs automobiles ou des subventions aux technologies propres. La seconde utilise le signal des prix : on donne un prix forfaitaire au carbone émis, soit par un mécanisme de taxation, soit par la fixation d’un quota, puis organisation d’un marché où chaque entreprise négocie selon ses besoins un excédent ou un déficit par rapport à ce quota.
La comptabilité carbone est le troisième instrument, complémentaire et indispensable. À la motivation pécuniaire directe de la taxe ou de la subvention carbone, à la crainte de la loi des réglementations anti-carbone, elle ajoute une motivation non pécuniaire et citoyenne, qu’on appelle souvent la sobriété carbone et qui suppose un efficace système de mesure. Disposant du contenu carbone des biens et services qu’elle achète, l’entreprise pourra, par choix personnel, par souci de sa réputation ou par pression de ses investisseurs, salariés ou clients, retenir des méthodes de production économes en carbone. Elle soumettra aux tiers un bilan carbone sur la durée (une trajectoire carbone) ; ses performances pourront être jugées en comparaison à d’autres entreprises du même secteur d’activité. Disposant de cette même information, le particulier pourra orienter de façon sobre ses achats de consommation. Le régulateur, enfin, recevra avec intérêt les performances carbone des entreprises d’un même secteur pour affiner ses interventions en matière de tarifs, de quotas ou de subventions.
On a déjà l’embryon de cette approche quand on note sur une échelle de couleurs la consommation en énergie du logement à la location ou à la vente, ou de certains biens d’équipement du ménage. On fait connaître ainsi le budget énergie (mais pas le budget carbone) qui pèsera sur le ménage après l’achat du bien. Mais cela ne permet pas de connaître le contenu carbone avant l’achat : combien de kilos de CO2 il a fallu pour fabriquer la machine à laver. On voit aussi certaines banques indiquer à leurs clients le bilan carbone mensuel des achats effectués au moyen de leur carte de crédit ; certains restaurants indiquent au client le coût carbone du menu retenu ; les compagnies aériennes le coût carbone de leur billet d’avion, etc. Ce sont là des initiatives à encourager, mais l’information produite est souvent non homogène et de faible qualité. De plus, cela n’existe pas ou peu pour les biens de consommation courante, ni pour les services, ni pour, et c’est le point essentiel, le gros du commerce interentreprises.
Pour une sobriété carbone bien informée, l’idéal serait que la totalité des biens et services de l’économie, qu’ils soient biens finals, biens intermédiaires ou biens d’investissement, fassent figurer la quantité physique totale de CO2 (ou équivalent) émis avant qu’ils arrivent entre les mains des ménages et des entreprises qui les achètent. En clair, leur contenu carbone.
Ce terme de contenu carbone recouvre deux catégories. La première est appelée catégorie 1 ou scope 1 par l’Ademe en France suivant selon la norme internationale GHG Protocol. Il s’agit des émissions directes occasionnées par la production d’un bien ou d’un service. Ces émissions proviennent pour une part de certains producteurs primaires bien identifiés (secteur des énergies fossiles, les cimenteries lors de la carbonisation du calcaire, la chimie, l’élevage…), sachant qu’il faut retrancher le carbone que certaines industries retirent d’un cycle de production ou de l’atmosphère (forêts, captation du carbone à la source…). Pour l’autre part, elles proviennent de la combustion d’énergies fossiles pour les fonctions de transport et de chauffage.
Mais il faut inclure aussi les émissions indirectes. Par exemple, les pneus utilisés par l’entreprise de transport contiennent des produits pétroliers, les plaques de verre comprennent le gaz qui a été brûlé dans les fours. Allant plus loin, l’entreprise qui utilise le verre pour fabriquer des portes vitrées fabrique un produit qui lui aussi « contient » du carbone, celui qui a été « incorporé » dans le verre lors de sa fusion, même s’il y a bien longtemps que le carbone a été rejeté dans l’atmosphère. Par cascade, tous les produits de l’économie incorporent du carbone, soit de façon directe, soit de façon indirecte dans les produits qui rentrent dans leur production. Ces émissions indirectes sont désignées par scope 2 et, pour partie, scope 3[4].
Or, la plupart de ces informations échappent aujourd’hui à la connaissance des entreprises. Il en va de même pour le ménage : il connaît son budget essence, mais non le contenu CO2 des yaourts ou des biscuits consommés, alors qu’il sait, il faut le noter, leur contenu en sucre ou en matières grasses.
Disposer des bonnes données
Tout l’enjeu est l’extraction et la diffusion de l’information pertinente sur les contenus carbone.
Une entreprise comme Danone, pionnière dans la démarche de communication sur sa consommation carbone, n’est pas une productrice primaire de CO2. Pour connaître ses émissions de carbone, elle recourt à des cabinets d’experts qui font une analyse monographique des processus de production et des intrants achetés par l’entreprise. Ils procèdent de façon ascendante. Le calcul est assez facile pour les émissions directes, tel le carburant consommé (scope 1), beaucoup moins pour le scope 1 des cuves de stockage, des emballages, des ordinateurs, etc. Si l’expert veut une estimation complète, il doit faire un pas de plus vers les fournisseurs de rang 2 (le scope 1 des tôles qui rentrent dans la fabrication des cuves, le papier pour l’emballage, les écrans des ordinateurs, etc.) ; puis vers les fournisseurs de rang 3 : le métal dans la production des tôles, etc. Pas à pas, il doit remonter les filières de production jusqu’aux fournisseurs primaires de carbone. Sachant l’infinie complexité des flux interentreprises, un calcul précis est impossible par une méthode monographique ascendante. L’expert pallie cette complexité en usant de coefficients techniques forfaitaires ou facteurs d’émission, qu’il peut connaître par ses enquêtes chez d’autres clients, ou par usage de mercuriales (par exemple celle établie en France par l’Ademe sous le nom de Base Carbone®) mais qui restent encore imprécises et incomplètes[5]. À cette imprécision s’ajoutent le manque d’harmonisation, la duplication des études, la non-exhaustivité et le coût qu’engendre tout ce processus.
C’est ici qu’intervient la comptabilité carbone universelle (CCU) : le fournisseur fournit directement à son client la quantité de CO2 contenu dans les biens et services qu’il lui vend. D’où lui-même tire-t-il une telle information ? De ses propres fournisseurs, et ainsi de suite en amont dans les filières de production. On en arrive ainsi aux producteurs primaires de carbone, qu’ils soient importés ou produits domestiquement. Mais la démarche est descendante puisque l’information passe toujours du fournisseur à son client, avec une information qui figure sur la facture.
II. Le principe de la comptabilité carbone universelle
Le projet est simple dans son énoncé, simple aussi dans son exécution une fois l’infrastructure mise en place. Chaque entreprise indique dans les factures adressées à ses clients le contenu en carbone du bien ou du service vendu. Une seconde colonne de la facture, à côté de celle en euros, indique la quantité physique de carbone contenu dans la production du bien ou du service vendu. Pour les biens de consommation ne faisant pas l’objet de facture, l’information figure, quand c’est possible, sur l’étiquette ou le dépliant technique associé.
Deux cas de figure se présentent pour chaque entreprise : soit elle ne produit pas de produits carbonés primaires, et elle se contente alors de répercuter dans ses factures-client – et ventilées selon la façon dont les biens facturés ont utilisé les intrants – le total des contenus carbone figurant sur les factures reçues. Soit elle est elle-même pour une part producteur primaire – éventuellement une production négative si elle retire du carbone— et elle ajoute (ou retranche) dans ses factures-clients le contenu carbone qu’elle aura généré dans l’acte de production et qu’il lui faudra estimer. On a dans tous les cas :
carbone contenu dans les factures-fournisseur + production nette primaire de carbone = carbone figurant dans les factures-client
Le fait comptable générateur, pour les flux en euros ou en carbone, c’est la facture, carbone « acheté » ou carbone « vendu ». Pour obtenir le contenu carbone associé à l’activité d’une entreprise, on fait la somme des contenus carbone figurant dans les factures-client, un montant homogène aux ventes ou chiffre d’affaires de l’entreprise. On ne s’écarte donc pas de la comptabilité classique en unités monétaires, ce qui restera un principe général de la CCU ; on ne fait que lui accoler les contenus carbone. Dans le cas d’un intrant incorporé dans plusieurs biens, le contrôleur de gestion aide à faire le partage, selon les principes habituels de la comptabilité analytique.
Pour un système de comptabilité carbone universellement en place, le mécanisme de transmission de l’information carbone ne nécessite rien d’autre que l’addition par le comptable des contenus carbone de la totalité des biens et services achetés, à laquelle s’ajoute l’estimation du contenu carbone, positif ou négatif, des biens carbonés primaires. Il faut insister sur l’universalité du mécanisme : c’est bien la totalité des factures entrantes (pour le carbone contenu dans les achats) et sortantes (pour celui transmis dans les ventes) qui est prise en compte, quel que soit le fournisseur, y compris par exemple les banques et assurances pour le service rendu. Et c’est la totalité des entreprises du pays qui, dans l’idéal, est soumise à ce mécanisme (on verra ce qu’il en est des importations). Pour la quasi-totalité des entreprises, toutes celles qui ne sont pas productrices nettes primaires, le seul décompte des factures remplace l’immersion technique dans des nomenclatures complexes. C’est un temps qu’elles libèrent pour se concentrer sur le seul point important : réduire leur empreinte carbone.
La force du système vient du caractère décentralisée de la production d’information. On peut comparer à ce titre la CCU et la TVA. Dans les deux cas, la collecte de l’information – et de l’argent dans le cas de la TVA – se fait de façon décentralisée par les entreprises elles-mêmes sans qu’aucun organisme central n’intervienne. La TVA diffère bien sûr, puisque l’entreprise qui déclare la TVA procède par ajout successif non cumulable, sachant qu’elle se fait rembourser la TVA sur ses achats. La CCU, quant à elle, saisit le contenu carbone tel qu’il figure sur l’achat et le reporte sur la vente, un peu comme à saute-moutons.
III. La détermination des contenus carbone
On a vu le principe comptable, il faut voir à présent comment s’obtient l’information sur l’ensemble des entreprises. Car il y a un problème de poule et d’œuf. Si l’entreprise connait, après audit, sa production primaire de CO2, si elle peut aussi connaître le contenu CO2 de ses achats directs d’énergie fossile, c’est-à-dire au total son scope 1, elle ne pourra pas connaître les contenus carbone de ses autres intrants si ses fournisseurs ne les communiquent pas. Et ces derniers ne le feront pas s’ils ne les connaissent pas. Un bien en bout de chaine de production peut être l’intrant d’un producteur en son tout début. L’entreprise qui vend des bobines de fil métallique à un producteur de trombones utilisera peut-être ces mêmes trombones pour son service administratif. Comment procéder, sachant que l’économie regorgent de ces flux circulaires ?
Dans l’annexe de cette note, on montre deux résultats :
- Les contenus carbone de tous les biens et services sont en théorie calculables dans l’immédiat.
- Ces mêmes contenus carbone peuvent s’obtenir au terme d’un processus itératif. En effet, les produits « primaires » que sont les énergies fossiles, le ciment, etc., se diffusent progressivement dans l’économie. La seule diffusion des contenus directs (scope 1) permet à terme d’obtenir les contenus carbone directs et indirects. Le processus est convergent, quelle que soit la complexité de l’économie. Usant d’une image comparant les flux interentreprises à des tuyaux, ces tuyaux se remplissent progressivement de carbone.
Ces résultats montrent la viabilité théorique du système, et non ce qu’il doit en être en pratique. On ne peut demander à une entreprise de faire figurer dans ses factures la ventilation d’un bilan carbone très incomplet, puisque limité au mieux à son scope 1. Et son client répugnera à transmettre une information incomplète dans ses propres factures. La comptabilité CCU sera d’autant mieux admise, sachant les coûts qu’elle entraîne, qu’elle sera perçue comme utile pour l’entreprise, lui fournissant rapidement une information raisonnablement fiable.
La démarche retenue
On préconise la démarche suivante, consistant à prendre acte que les grands pays européens, dont la France, ont édicté des réglementations qui, dès aujourd’hui ou à terme proche, obligent les entreprises, les plus grandes en premier lieu, à déterminer et à publier leur bilan des émissions de gaz à effet de serre ou BEGES.
La mesure préconisée s’exprime simplement : la réglementation ajoutera à cette première obligation celle de ventiler leur bilan carbone selon les ventes et à faire figurer le résultat sur leurs factures-clients. L’obligation s’impose progressivement, par taille décroissante de chiffre d’affaires.
Une telle formulation serait inscrite, dans le cas de la France, à l’article R. 229-46 du code de l’environnement tel qu’il a été modifié par le décret du 1er juillet 2022[6].
En pratique, que se passe-t-il ?
- Dès qu’une entreprise dispose de son bilan carbone, par les méthodologies en place, elle en éclate le montant sur chacune de ses ventes, par un travail de comptabilité analytique qui échoit au contrôle de gestion de l’entreprise.
- Elle fait figurer ces montants sur les factures adressées à ses clients[7].
Par suite, ces entreprises clientes, dans la confection de leur propre bilan-carbone, disposent gratuitement des contenus carbone pour une partie de leurs achats, ceux venant du fournisseur initial. Pour le reste de leur bilan carbone, elles continuent à procéder par expertise technique et utilisation de facteurs d’émission forfaitaires.
Mais les calculs de bilan carbone se généralisent, de sorte que :
- La part du bilan carbone des entreprises clientes calculé par expertise et facteurs d’émission diminue et celle venant de l’information fournisseur croît au fil du temps.
Une sorte de discipline créatrice se met en place : l’entreprise fait à son tour pression sur ses fournisseurs pour qu’eux-mêmes indiquent les contenus carbone dans leurs factures. De la sorte, l’information se diffuse de plus en plus par les factures et les entreprises retiendront, plutôt que leurs estimations, les contenus déclarés par leurs fournisseurs. De la même façon qu’on connaît le prix des produits en euros, se diffuse progressivement leur « coût » en carbone. Des entreprises bienveillantes devanceront probablement l’appel, voyant la réputation qu’elle en acquiert.
Une fois le système en place, les bilans carbone des entreprises pourront aisément suivre le rythme de publication de leurs bilans financiers plutôt que le rythme de 4 ans tel qu’inscrit aujourd’hui dans la législation française.
Les experts techniques, internes à l’entreprise ou externes, ont un rôle important dans cette phase de montée en régime du système, puisqu’à défaut d’une information venant exhaustivement de l’ensemble des fournisseurs, ils continuent à combler le déficit de données. Mais ils profitent des informations qui commencent à figurer sur les factures pour aider d’autres clients. Et comme on va le voir, cette information externe au système de facturation reste nécessaire s’agissant des importations.
Le contrôle de la qualité des chiffres transmis est important pour fiabiliser le système, pour créer la confiance et, lorsque le bilan carbone fera véritablement l’objet d’une attention des parties prenantes, pour que la concurrence ne soit pas faussée entre les entreprises. Mais il faut observer que l’infrastructure de contrôle est déjà largement en place s’agissant de la comptabilité carbone. Elle est assurée aujourd’hui par les auditeurs financiers externes et internes pour les données en euros. Leurs audits incluront les données en tonnes de carbone.
Il y a enfin un coût de la mise en place du système. Des aides publiques sont prévues, surtout pour les petites entreprises, pour l’adaptation des logiciels comptables et de facturation, et pour les coûts de formation du personnel[8].
IV. Les problématiques soulevées
On recense ici les principales questions d’ordre pratique ou de méthodologie comptable qu’appelle le système proposé :
- Les importations. Une part très importante de l’empreinte carbone des pays de l’UE provient des produits importés. Selon l’INSEE (2022), la consommation annuelle de carbone par habitant en 2018 pour la France a été de 6,9 tonnes équivalent CO2 si l’on se base sur la production faite sur le sol national, mais de 9,2 tonnes si on ajoute le montant du carbone qui figure dans les importations nettes d’exportations. Le premier montant permet le calcul par la méthode « patrimoniale », qui est retenue dans les engagements internationaux des pays ; le second, répond au concept d’empreinte carbone. La différence entre les deux montants illustre qu’un pays, comme une entreprise, peut délocaliser vers des pays ou des entreprises tierces la production de biens intenses en carbone. C’est une des vertus de la CCU – qui répond au concept d’empreinte carbone – de bien prendre en compte ce biais par lequel la sous-traitance ou la délocalisation sont des solutions pour réduire facialement le bilan carbone. Avec la CCU, le vêtement et l’outillage produits en Chine, moins coûteux que ceux produits en UE, pourront apparaître beaucoup plus lourds en carbone, à la fois en raison des coûts logistiques élevés, par usage d’une électricité moins propre ou parce que la technologie utilisée est moins efficiente d’un point de vue énergétique[9].
Pour les importations, on gardera par conséquent des facteurs d’émission à dire d’expert, mais qui seront progressivement affinés par l’information autogénérée par la CCU[10]. Le mieux serait l’adhésion progressive d’autres pays à ce type de comptabilité, comme cela a été le cas dans le domaine fiscal pour la TVA, et une initiative législative prise au niveau européen plutôt que de la seule France[11].
- L’achat de biens d’équipement occasionne d’un coup un fort contenu de carbone des achats de l’entreprise et donc de ses biens et services vendus, si on retient la convention que c’est la facture qui détermine le contenu carbone. Pour étaler la « charge », il est commode de procéder par amortissement selon un profil qui calque exactement l’amortissement en euros du bien. À nouveau, la CCU suit les modes d’enregistrement de la comptabilité en euros. Le contenu carbone sera en quelque sorte « capitalisé » au bilan comme une dette latente ; son flux d’amortissement passe quant à lui directement en compte de résultat carbone.
- Les biens de consommation et, dans une moindre mesure, les services de consommation sont en général distribués par l’intermédiaire d’entreprises de commerce. Recevant par leurs achats la propriété juridique des biens et services distribués, ces entreprises sont naturellement soumises à la CCU. Auchan fait donc le bilan carbone de l’ensemble des biens qu’elle distribue. Cela permet d’ajouter au bien de consommation le coût carbone de sa logistique de vente. C’est donc en grande partie sur le distributeur que pèse l’obligation d’information du client final, y compris l’éventuel étiquetage physique du produit, reprenant ici ce que cette entreprise fait pour informer sur le prix. Ainsi, la même fourniture scolaire, le même vêtement n’auront pas le même contenu carbone selon qu’ils viennent de Belgique ou de Chine.
- Une propriété importante des contenus carbone est qu’ils s’additionnent entre les différents produits de l’entreprise, donnant l’empreinte carbone de la période. En revanche, ils ne s’additionnent pas forcément entre diverses entreprises, en raison du risque de doubles comptes. Si l’entreprise A incorpore 10 tonnes de carbone dans les plaques de verre qu’elle vend à son client B qui fabrique des portes vitrées, client qui incorpore de son côté 20 tonnes de CO2 dans ses produits, le chiffre agrégé n’est pas 30 tonnes, puisqu’on compterait deux fois les 10 tonnes livrées par A à B. On ne s’écarte pas de la comptabilité en euros qui élimine également les flux internes quand elle procède à des « consolidations ».
- Une convention devra être retenue pour les produits de recyclage. On peut retenir le principe que l’achat neuf éteint le contenu carbone pour les biens de consommation ; pour les biens d’équipement, à hauteur du carbone non encore amorti.
- Comme toute comptabilité, la CCU ne regarde que le passé, à savoir le contenu carbone déjà intégré au produit. Elle repousse à plus tard la mesure du carbone qu’entraîne l’usage futur du bien ou, plus largement, du projet d’investissement. Dans la terminologie acceptée, elle couvre le scope 3 « amont », mais pas le scope 3 « aval » ou encore la catégorie 5 selon la nomenclature Ademe. C’est à l’acheteur de faire cette estimation lors de son achat. En tout état de cause, la CCU génère des informations physiques de qualité pour des analyses de projet d’investissement.
À ce titre, on aurait tort d’assimiler trop vite une forte consommation carbone à une activité « brune » et une faible à une « verte ». La société d’ingénierie qui conçoit des centrales à charbon et en vend les plans partout dans le monde émet très probablement très peu de carbone, alors qu’on juge extrêmement polluante la destination de son activité. C’est l’objet des taxinomies carbone, comme celles que promeut l’Union européenne, que de permettre aisément ces projections en matière d’émissions futures. À nouveau, la CCU intervient ici comme fournisseur d’informations, permettant de faire des plans de marche carbone toujours plus précis et reléguant probablement à terme les taxinomies carbone par type d’investissement.
- En regard des avantages évidents de la CCU, il faut évoquer le coût logistique de sa mise en place. Elle implique un changement des systèmes d’information qui demandera un certain temps de mise en place. Il y a ici l’habituel problème de la décision collective : le mécanisme bénéficie à la collectivité confrontée à l’enjeu climat ; il bénéficie aussi à toutes les entreprises en leur épargnant les coûts répétés d’une analyse ponctuelle de leur bilan carbone. Mais, à court terme, le mécanisme impose à l’entreprise des investissements dans ses logiciels comptables et ses process avant qu’elle puisse en mesurer l’avantage. La puissance publique encourage cette mise en place par des aides à l’équipement en logiciels et en formation du personnel.
V. utilisation du système
Les utilisations aval du système sont nombreuses. Il y a dès à présent des réflexions intenses chez les analystes financiers et ESG sur la construction de métriques pour mesurer la performance carbone des entreprises. Le contenu carbone total de l’entreprise est l’indicateur le plus évident, et l’on s’attachera à en suivre l’évolution dans le temps (la trajectoire carbone) et de s’en servir comme base pour comparer la performance de l’entreprise à celles d’entreprises similaires.
On peut aussi rapporter aux ventes en euros (ou à la valeur ajoutée) à la quantité totale de carbone qu’il a fallu pour les produire. Toujours en raison du parallélisme entre les comptabilités euros et carbone, on règle pareillement les questions de changement de périmètre de l’entreprise et on sait rendre homogène l’indicateur au fil du temps.
Faut-il aller plus avant dans l’intégration de cette information au reste des informations financières de l’entreprise ? Il existe des réflexions sur une comptabilité climat de l’entreprise, telle que le propose par exemple le système Care – voir Rambaud-Richard (2020). Les méthodes proposées considèrent utilement l’intégration du contenu carbone dans la comptabilité générale de l’entreprise, mais ne traitent pas de la qualité des données obtenues en amont et de l’économie d’ensemble du système. C’est ce à quoi répond la CCU.
Certaines entreprises vont plus loin et imputent un prix à l’unité de carbone, de sorte qu’en mesurant un coût financier du carbone, elles sont en mesure d’exhiber un résultat opérationnel net de ce coût, qui représente sous forme monétaire ce qu’elles ont pris à la nature dans leurs activités de production. Cela agit comme une sorte de taxe carbone virtuelle[12]. Cette monétisation fictive du carbone consommé est intéressante ; elle n’est cependant pas partie prenante du projet CCU qui en reste à la production à coût réduit d’informations fiables. Cela fait partie des utilisations de la CCU.
C’est l’occasion de faire le parallèle entre la CCU et la taxe carbone. Cette dernière applique une rareté économique à un bien oublié par le marché, à savoir le climat. Elle frappe les producteurs primaires de CO2. L’effet de la taxe se répand ensuite en aval dans l’économie, par un mécanisme décentralisé. Elle envoie un signal-prix, basé sur l’optimisation des coûts par les agents économiques, essentiellement les entreprises. La CCU ne donne pas un signal-prix, mais un signal quantité et procède en quelque sorte en sens inverse, de l’aval vers l’amont. C’est l’acheteur qui tend à faire pression sur son fournisseur pour qu’il réduise le contenu carbone des biens livrés. Il y a donc ajout des deux incitations, la première procédant davantage d’une logique de profit, l’autre d’une logique disons éthique ou citoyenne, mettant en avant la sobriété et la réputation. Selon les motivations personnelles des agents, c’est l’une ou l’autre qui modifie le plus le comportement de dépenses. De plus, la taxe carbone est encore embryonnaire et toujours controversée, alors que la CCU, qui dans les faits n’oblige à rien et ne fait qu’apporter une information, est évidemment acceptée sans difficulté par l’acheteur. S’il y a une réticence, elle ne peut venir que du coût de mise en place du système.
VI. Conclusion
La comptabilité carbone universelle offre dans un délai raisonnable un moyen simple d’informer l’ensemble des agents économiques sur les coûts liés à la pollution carbone. La décentralisation du système est un atout important, car les entreprises disposent déjà d’une infrastructure de comptables et de contrôleurs de gestion, d’auditeurs internes et externes qui peuvent répliquer dans les meilleures conditions le travail qu’ils font déjà sur les comptes en euros. Les cabinets expert en comptabilité carbone aident à la mise en place du système et dans la fourniture des informations palliatives qui fiabilisent les contenus en carbone dans l’attente d’une généralisation du système. Ils fournissent l’expertise nécessaire dans le choix de technologies sobres en carbone. Le pays dans son entier calcule aisément le total de son empreinte carbone, dans le cadre de ses engagements internationaux. L’importance de l’enjeu et la simplicité en regard de la solution plaident pour sa mise en place au plus vite.
VII. Références
Ademe, 2020, Méthode pour la réalisation des bilans d’émissions de gaz à effet de serre conformément à l’article L. 229-25 du code de l’environnement, Version, 5, 2020.
Cann, Yves-Marie, Relocalisons pour réduire notre empreinte carbone, Les Echos, 19 août.
IMF Blog, 2022, Achieving Net-Zero Emissions Requires Closing a Data Deficit.
INSEE, 2022, Un tiers de l’empreinte carbone de l’Union européenne est dû à ses importations, Insee Analyses, no 74, 20/07/2022.
Rambaud, Alexandre et Jacques Richard, 2020, Révolution comptable. Pour une entreprise écologique et sociale, Editions de l’Atelier.
VIII. Annexe : L’obtention des contenus carbone
[1] ENSAE IPP, Paris. francois.meunier@ensae.fr; ex-président de la DFCG, Association française des directeurs financiers et contrôleurs de gestion.
[2] Décret n° 2022-982 du 1er juillet 2022 relatif aux bilans d’émissions de gaz à effet de serre.
[3] L’auteur a pu observer que les responsables ESG au sein des entreprises, tout à fait à l’aise sur les sujets sociaux (S) ou de gouvernance (G), considèrent la question environnementale (E) comme complexe, coûteuse et requérant une compétence technique dont ils se sentent dépourvus.
[4] Il faut distinguer au sein du scope 3 une vision amont (ce qu’il en a coûté en carbone pour produire le bien) et une vision aval (ce que va coûter dans le futur le bien s’il est utilisé). On retrouve cette distinction dans le projet fait par l’Ademe (2020) pour la réalisation des bilans carbone : la « catégorie 5 » de la nomenclature des émissions indirectes (« associées aux produits vendus ») recouvrent cette vision aval. La CCU ne traite pas de ces émissions aval. Voir plus loin le commentaire.
[5] La Base Carbone® de l’Ademe est publique et peut être enrichie par les utilisateurs s’ils fournissent leurs propres données. Il y a ici un élément de génération distribuée d’information qu’on retrouve, à une tout autre échelle, dans la CCU.
[6] « Les groupes définis à l’article L. 2331-1 du code du travail peuvent établir et publier un bilan des émissions de gaz à effet de serre et un plan de transition consolidés pour l’ensemble de leurs entreprises répondant aux conditions définies à l’alinéa précédent. »
[7] Elle est encouragée à communiquer cette information à l’Ademe pour l’enrichissement de sa base de données, ceci afin d’accélérer le processus.
[8] À noter que les petites entreprises sont davantage « mono-produit », de sorte que la ventilation du bilan carbone est plus aisée pour elles.
[9] Voir à ce sujet Cann (2022). Il est estimé que l’empreinte carbone d’un vêtement fabriqué en France est deux fois moins élevé qu’en Chine (20,7 contre 43,3 kg d’équivalent CO2).
[10] Une problématique analogue vaut pour les produits non marchands du secteur public, pour lesquels il n’y a pas facturation et de toute façon pas de méthode pour partager le contenu carbone de ce type de service à chacun de ses utilisateurs. Les administrations publiques calculent néanmoins leur bilan carbone, mais sans aller à l’étape de la facturation carbone.
[11] Il est plus facile d’imposer à un pays qui souhaite exporter dans l’UE de faire figurer ses contenus carbone dans ses factures que de lui imposer la mise en place d’une taxe carbone domestique.
[12] En raison de la non-additivité des contenus carbone au sein de plusieurs entreprises d’une chaine de valeur, un tel « coût carbone » entrainerait des doubles comptes. Si le système fiscal devait s’emparer de la comptabilité carbone, il ne pourrait taxer que la contribution nette carbone : on aurait alors exactement la taxe carbone dans son principe d’aujourd’hui.
[13] L’économie doit être « productive », c’est-à-dire les consommations intermédiaires sont inférieures à la production brute de chaque branche. Techniquement, la matrice A, à coefficients positifs ou nuls, doit avoir des valeurs propres inférieures à 1. On note la similitude du problème avec celui du calcul du contenu en temps de travail des biens dans la théorie de la valeur-travail de Ricardo ou de Marx, ce qui montre au passage, selon un résultat dû à Okishio et Morishima, et pressenti par Sraffa, qu’on peut avoir des valeurs travail comme des valeurs carbone ou de tout autre bien, sous la condition d’une économie productive.